Le Pink Project

Comme un homme

Se photographier comme un homme devant la chambre photographique, telle est la proposition faite aux participants du Pink Project.

En entrant dans le studio, le participant découvre que le fond devant lequel il fera son autoportrait est rose. À partir de ce constat et en suivant un protocole défini, il est libre d’accepter, refuser ou négocier la contrainte en demandant le changement de la couleur de l’arrière-plan ou en me photographiant dans ses vêtements d’hommes. « Prends ton temps et viens me chercher quand tu as terminé » leur dis-je alors que je quitte la pièce. Le caractère « privé » de l’autoportrait réalisé seul face à l’objectif créé un jeu de surprise. Comme un message à retardement, chacun sait que je ne découvrirai l’image que plusieurs jours plus tard…

 

À chaque réponse correspond alors une typologie de monstration : en cas de refus, j’encadre un morceau de ce même fond rose ; si on me demande de remplacer la couleur, j’expose directement le négatif argentique dans un caisson lumineux ; quand le participant opte pour l’échange des rôles et des vêtements, le cadrage devient plus large et j’apparais en couleurs inversées. Dans son ensemble, la grille de cadres révèle la proportion des différentes réactions et répond visuellement à la question « est-ce-que le rose pose un problème ? ».

 

Présenté de manière chronologique – de haut en bas et de gauche à droite, le montage propose de découvrir l’ensemble des participations ainsi que des espaces laissés vides qui matérialisent les rendez-vous manqués où le participant qui avait pris rendez-vous n’est pas venu. Au total, on compte treize changements de couleur, quatre lapins, cinq échanges de rôles et de vêtements et vingt-six autoportraits sur fond rose. Aucun homme n’a refusé de se photographier.

 

Du point de vue des couleurs de remplacement, le rouge domine largement et on m’a beaucoup répété que le rose était désormais « admis ». Lorsque je deviens un peu plus curieuse et que je demande s’il est totalement archaïque de considérer le rose comme une couleur genrée et a priori « non masculine », les langues se délient. On me dit par exemple que les survêtements Adidas roses n’existent que pour les femmes et qu’il en va d’ailleurs de même pour toutes les couleurs pastel ; on me raconte comment une poussette rose provoque immanquablement des « elle est mignonne » quand bien même l’enfant serait un garçon ou qu’au marché de Romainville on vous vend des masques roses ou bleus sans vous demander lequel vous souhaitez, mais en s’interrogeant « c’est une fille ou un garçon ? ».

 

Je mentirais si je disais que le rose provoque un malaise. Le désir de changer la couleur du fond relève souvent moins d’un rejet que du désir d’être unique, différent des autres. Les participants acceptent le plus souvent joyeusement les règles imposées, comme si leur présence à la fondation révélait déjà une acceptation « inconditionnelle » des étapes du projet.

 

Différentes grilles de lecture se superposent ainsi et livrent, en filigrane, des modes de voir et de comprendre : les manières de se « composer en homme », la volonté d’une prise de pouvoir sur les modalités de son portrait : du choix de la couleur du fond au devenir photographe. Ce que montre le Pink Project et la grille de cadre qui en découle c’est la relation dialectique entre l’appareil photographique et le modèle qui se compose. Tous ou presque « font face » à l’objectif pour cette prise de vue unique avec résultat différé. Travailler en argentique nécessite en effet de patienter quelques semaines pour avoir le résultat de son autoportrait et cette économie de l’image impose une sorte de sérieux de la part des participants qui se composent avec beaucoup d’application (je le remarque au temps qu’ils prennent seuls dans la pièce). La seule fois où je suis entrée directement après avoir entendu le bruit sourd de l’obturateur, sans attendre que le participant vienne à moi, j’ai surpris un homme nu.

 

Je n’ai plus dérogé à la règle de l’attente du couloir.